Cours synthétique « ESPRIT ET MATIERE » (avec des éclaircissements sur la position "fonctionnaliste"
de William James)
Rappel : où l’on a déjà rencontré la question de l’esprit et de la matière ?
-Dans le cours sur la conscience, on a définit la conscience humaine comme conscience de soi, c'est-à-dire, réflexion (= au sens d’un reflet ou l’âme prend conscience de ses propres opérations de pensée). Descartes, ainsi, oppose l’esprit et le corps. Ce dernier étant ce qui arrache l’esprit à sa propre intériorité et l’ouvre sur l’extériorité de la matière. Dans la mesure où notre esprit est affecté par le corps, nous avons des « passions », c'est-à-dire, des pensées involontaires qui découlent ici de l’effet du corps sur l’âme. Pour rappel, cette position cartésienne définit une forme d’inconscient : l’inconscient, c’est ici le corps. Texte : la lettre à Chanut sur la jeune fille qui louche.
-Dans le cours sur autrui, on s’est demandé comment on pouvait prendre conscience de l’esprit d’autrui, dès lors qu’on définit l’esprit comme une intériorité qui n’est pas accessible aux sens. La démarche de Hegel, qu’on retrouve dans la « dialectique du maître et de l’esclave » propose une solution intéressante : pour que l’esprit se connaisse lui-même, il faut qu’il s’exprime dans l’extériorité, donc dans la matière. Ainsi, l’esclave modifie la matière par le travail et prend ainsi conscience (mieux que le maître) qu’il n’est pas matière mais esprit !
Conclusion provisoire : La dualité de l’esprit et de la matière semble donc non pas une opposition irréductible mais une forme de complémentarité.
Nouveauté : certains penseurs radicalisent cette opposition, définissant ainsi plusieurs possibilités théoriques. Il va donc s’agir d’un travail « d’étiquetage » conceptuel, pour repérer différentes possibilités. A vous ensuite de choisir.
-le « matérialisme » est la thèse selon laquelle tout est matière, ou produit par la matière. La conséquence en est que l’esprit, ou l’intelligence est produit par le cerveau et, plus généralement, le corps. De nos jours, les neurosciences tendent à prouver que toute pensée vient du cerveau. La difficulté du matérialisme est qu’on voit mal comment on passe de la matière et des sensations (qu’ont aussi les animaux) à l’intelligence humaine. Sur ce point, Hegel semble avoir raison : la capacité qu’à l’homme, à travers la technique et le travail, d’utiliser la matière « contre elle-même » (pensez à la manière dont on utilise les forces de la nature pour lui faire faire le travail qu’on veut faire) semble faire de l’homme un esprit, c'est-à-dire, quelque chose qui peut nier la matière. Par ailleurs, s’il est évident que la pensée dépend du cerveau comme de sa condition nécessaire, il ne semble encore prouvé qu’il soit sa condition suffisante. Bergson fait l’analogie suivante : le corps est à l’âme ce qu’un clou serait à un manteau qui serait accroché dessus (voir texte ci-dessous). Si le clou tombe, le manteau tombe avec, mais cela ne prouve pas que le manteau soit identique au clou !
-Le « dualisme » est la thèse selon laquelle l’esprit et la matière sont deux substances distinctes (rappel : substance signifie étymologiquement : qui se tient dessous). C’est la thèse de Descartes. Le problème de l’union, en l’homme, de ces deux substances, reste énorme car comment, s’ils sont radicalement distincts, l’esprit peut-il agir sur le corps (quand par exemple, je décide de bouger mon bras) et le corps sur l’esprit (quand j’ai une sensation de chaleur, par exemple).
-Pour palier aux défauts du dualisme et du matérialisme, Berkeley propose une forme « d’immatérialisme » : pour lui, la matière, c’est uniquement les sensations que j’en ai. Il n’y a pas de substance matérielle qui causerait les sensations. D’où la formule latine de Berkeley : « esse est percipi », c'est-à-dire, être, c’est être senti. Le problème est alors celui de la permanence des objets sensoriels : si un objet (une table, par exemple) cesse d’être perçu, cesse-t-il d’exister pour autant ? Cela serait absurde de le soutenir.
- Peut-être, qu’au fond, l’esprit et la matière ne sont pas deux choses distinctes mais que c’est nous qui groupons nos expériences d’après ce qu’elles font. On pourrait alors définir une position « fonctionnaliste », indiquant que la matière et l’esprit sont ce qu’ils font. C’est la thèse de William James. Ainsi, quand je perçois un couteau, il y a l’image du couteau dans ma tête (ma représentation) et le couteau réel. En réalité, il s’agit d’un seul et même couteau, mais je vais distinguer ensuite le couteau imaginaire (qui va couper du beurre imaginaire) et le couteau réel (qui peut couper du beurre réel). Autrement dit, matière et esprit sont une seule et même expérience qui n’est ni matérielle ni spirituelle, tant qu’on ne l’a pas encore classé soit dans la catégorie « esprit » soit dans la catégorie « matière ».
Conclusion :
Au fond, la question d’une distinction de l’esprit et de la matière a des conséquences théologiques car, si l’esprit peut agir indépendamment du corps, c’est que l’immortalité de l’âme est possible. La science, de son côté, se rapproche souvent de positions matérialistes mais en même temps, la physique moderne à montré que la matière est une sorte de « fantôme » puisqu’elle est composé d’événement atomiques ou subatomiques extrêmement brefs et extrêmement rapides et ne ressemble pas du tout à ce que nous percevons d’elle de manière intuitive par nos sens. Russell dit "que ni l’“âme” ni le “corps” n’ont de place dans la science moderne" car, la matière n’est qu’une forme d’énergie et l’âme reste introuvable.
TEXTE : Que nous dit (…) l’expérience ? Elle nous montre que la vie de l’âme ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu’il y a solidarité entre elles, rien de plus. Mais ce point n’a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l’équivalent du mental, qu’on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l’on arrache le clou ; il oscille si le clou remue ; il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue ; il ne s’ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l’équivalent du vêtement ; encore moins s’ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose. Ainsi, la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l’observation, l’expérience, et par conséquent la science nous permettent d’affirmer, c’est l’existence d’une certaine relation entre le cerveau et la conscience.
H. Bergson, L’Energie spirituelle (1919), Puf Quadrige